L’application des dispositions anti-briseurs de grève dans un contexte de télétravail : deux décisions récentes contradictoires de la Cour supérieure

Le 21 avril 2023, le juge Louis-Paul Cullen de la Cour supérieure cassait la décision du TAT Unifor c. Groupe CRH Canada, 2021 QCTAT 5639 (j.a. Pierre-Étienne Morand), où il avait été décidé que la notion d’établissement dans les dispositions anti-briseurs de grève contenues au Code du travail s’étendait au domicile du salarié exécutant ses tâches en télétravail.

La Cour supérieure, dans son analyse, mentionne que la décision est notamment « frappée d’une apparente incohérence significative » (par. 90), que la portée du mot « établissement » retenue par le TAT n’est ni rationnelle ni logique (par. 91), que l’élargissement du mot « établissement » est « incompatible avec sa portée en matière d’accréditation […] et il crée une dichotomie à cet égard » (par. 92), d’autant plus que la justification du TAT « est insuffisante au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle-ci » (par. 93). La Cour supérieure souligne entre autres que « la Décision est muette sur le fait que l’élargissement de l’infraction prévue à l’article 109.1 d) C.t. permet désormais à l’enquêteur nommé en vertu de l’article 109.4 C.t. d’étendre ses pouvoirs à la résidence privée d’un salarié » (par. 95). La Cour supérieure reconnaît également que la décision du TAT est incompatible avec les enseignements de la CA, que le TAT « n’écarte pas vraiment » (par. 104). Elle écrit aussi qu’ « [a]lors que le TAT ne possède aucune expertise dans le domaine des technologies de l’information, le juge administratif ne mentionne aucun élément de preuve à l’appui de ses hypothèses » (par. 114) et que le TAT « ne mentionne aucun élément de preuve que le télétravail par madame Racicot affecterait le lieu où le lock-out a été déclaré ni qu’il entraîne un déséquilibre des forces de la négociation entre les parties en cause » (par. 115). La Cour souligne enfin que le TAT pouvait bien prendre connaissance d’office de la COVID19 et de l’évolution du monde du travail, mais qu’ « il n’est pas rationnellement soutenable d’inférer sur une base aussi précaire la nécessité de modifier substantiellement le sens établi de la disposition législative en cause » (par. 116) et qu’ultimement, cette démarche incombait au législateur.

Consultez cette décision (lien vers le jugement 500-17-119468-216 CRH et J. Racicot c. Tat et Unifor), la décision du TAT qu’elle infirme (lien vers la décision 2021 QCTAT 5639_TI) ou le résumé SOQUIJ de cette décision du TAT (lien vers 2021 QCTAT 5639_résumé).

Toutefois, le 10 mai 2023, le juge Jean-Yves Lalonde de la Cour supérieure confirmait la décision du TAT Syndicat des travailleuses et travailleurs de la Coop Lanaudière CSN c. Coop Novago, 2022 QCTAT 1324 (j.a. Bernard Marceau), où il avait été décidé, comme dans la décision Unifor c. Groupe CRH Canada, 2021 QCTAT 5639 (j.a. Pierre-Étienne Morand), que l’employeur ne pouvait, en ayant recours au télétravail, contourner les dispositions anti-briseurs de grève.

Dans sa décision, la Cour supérieure écrit d’abord qu’ « [à] juste titre, le [TAT] pose la bonne question à savoir quelle est l’incidence du télétravail sur le sens à donner et la portée du terme ‘’établissement’’ relatif à l’accréditation syndicale » (par. 34). Ensuite, le tribunal reprend « certains passages de la judicieuse décision de Me Pierre Morand dans l’affaire Unifor » (par. 37), décision qui, rappelons-le, a été renversée par la Cour supérieure le 21 avril 2023. La Cour supérieure écrit que « [l]’employeur a tort de prétendre que le postulat juridique n’est pas supporté par la preuve » (par. 39), qu’ « [u]n lecteur avisé comme l’employeur doit nécessairement connaître le concept d’‘’établissement déployé’’ tel qu’élaboré par [le TAT] dans l’affaire Unifor[ et que c]ette connaissance acquise permet de mieux comprendre le raisonnement adopté par [le TAT]. » (par. 40). La Cour supérieure poursuit en écrivant que le raisonnement et l’aboutissement du TAT « font sûrement partie des issues possibles acceptables au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes dont était saisi le [TAT] » (par. 41) et que « l’actualisation du terme ‘’établissement’’ à la lumière des nouvelles réalités (virtuel et télétravail) justifie le TAT de conclure que les fonctions des salariés de l’unité en grève ne peuvent être remplies à distance, en télétravail, par des employés non syndiqués, sans contrevenir à l’objet de la loi et particulièrement aux dispositions traitant des mesures anti-briseurs de grève » (par. 42). Enfin, la Cour supérieure conclut en écrivant que « comme le fait le TAT, il s’avère tout à fait approprié d’interdire de contourner les dispositions du Code du travail (art. 109.1 CT), par l’accomplissement des tâches des travailleurs en grève par des tierces salariées en télétravail » (par. 43).

Consultez cette décision (lien vers le jugement 705-17-010323-226 Coop Novago c. TAT), la décision du TAT qu’elle confirme (lien vers la décision 2022 QCTAT 1324_TI) ou le résumé SOQUIJ de cette décision du TAT (lien vers 2022 QCTAT 1324_résumé).

Ainsi, à l’heure actuelle, les employeurs se trouvent face à deux décisions contradictoires de la Cour supérieure : une qui conclut que la notion d’établissement dans les dispositions anti-briseurs de grève contenues au Code du travail ne s’étend pas au domicile du salarié exécutant ses tâches en télétravail, et une qui conclut que cette notion d’établissement s’étend au domicile du salarié exécutant ses tâches en télétravail.

L’équipe du CPQ demeure à l’affût des potentiels développements dans ces deux affaires afin de vous tenir informé(e), le cas échéant.

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